Changer de cap

PAROLES

Précarité et entraide :« Les chemins qui nous ont conduits à agir »

Un atelier du collectif Changer de Cap

Les Rencontres 2023 du collectif Changer de Cap ont été, comme chaque année, riches d’échanges. Des ateliers se sont tenus tout au long des trois journées, sur des thématiques diverses : les collectifs citoyens d’aujourd’hui et de demain, les enjeux de la transition écologique pour les plus vulnérables, la maltraitance institutionnelle dans les CAF et autres services publics.

Un atelier particulièrement fructueux a réuni des allocataires CAF ou/et des personnes en situation de précarité engagées dans des combats collectifs – dont le nôtre – autour de Céline, référente du groupe Entraide allocataires au sein de Changer de Cap. Nous vous proposons ici le retour sur cet atelier. 

Contactez Céline si vous souhaitez participer au groupe entraide allocataires de Changer de Cap, ou faire part de vos expériences. 

Dans les luttes que nous menons pour faire valoir et respecter nos droits en tant que personnes percevant des minima sociaux, nous constatons que les organisations ou initiatives créées et animées par des personnes concernées sont rares.

Au-delà des obstacles évidents que constituent le manque de moyens financiers, de communication et de déplacements, le temps et l’énergie consacrés à répondre aux perpétuelles et impétueuses exigences de la myriade d’obligations et de comptes à rendre à la collectivité et des actes nécessaires à la survie quotidienne…. Nous nous sommes interrogés sur les raisons et les chemins qui nous ont conduits à parler, à agir et à nous engager, sur les origines de notre légitimité « assumée », sur ce que nous recherchons et ce que nous apportent nos engagements collectifs respectifs.

Comment garder l’estime de soi malgré tout ce que la société nous renvoie ?

« Parasites », « profiteurs », « assistés », » cassos », les propos publics injurieux, blessants, voire violents, à l’égard des plus précaires ne manquent pas. Les politiques, les médias, la famille, les clients du bar, les passagers du métro, le monde entier ressasse ces mots et les préjugés qui y sont associés, ad nauseam.

Alors, on a beau trouver ça dégueulasse et injuste, on a beau se dire, se répéter qu’on ne parle pas de nous personnellement, à un moment ou à un autre, on craque. On se sent insulté(e), diminué(e), jugé(e), jaugé(e), critiqué(e), quasiment harcelé(e) dans tous les aspects de notre vie.

Comment résister et conserver une bonne estime de soi ?

Avoir conscience que notre société fonctionne en acceptant de « sacrifier » une partie de ses membres est un bon début : « C’est tombé sur nous, pas de bol (à relativiser…), et cet état de fait ne nous disqualifie pas personnellement ».

Être en mesure de comprendre en quoi la sphère sociale se nourrit de la précarité et de son image « repoussoir » est également vital. Cela permet de mieux résister aux injonctions fréquentes qui nous sont faites. De l’incitation maladroite, mais répétitive à « se bouger », à « en vouloir », aux jugements amicaux en passant par les poncifs et les préjugés, savoir se situer permet souvent de garder un certain recul sur sa propre situation et d’opposer des arguments clairs et… parfois définitifs lors de discussions de ce type.

Garder en tête que de nombreuses personnes précaires s’engagent bénévolement (ou agissent pour la collectivité sans s’engager), souvent par conviction et envie de « changer les choses ». Elles sont nombreuses et n’ont pas attendu que le gouvernement décide de les remettre en activité. Leur niveau d’engagement pourrait bien faire pâlir les 15 heures d’activités par semaine bientôt imposées aux bénéficiaires du RSA.

On s’interroge donc : « Pourquoi donc ces milliers d’heures de bénévolat déjà effectuées sans répondre à une quelconque contrainte ne sont pas valorisés, prises en compte comme une contribution à la société… ? »

Sur ce sujet de la réelle contribution des personnes sans emploi ou précaires à la société, Changer de Cap vous invite à lire le rapport « Un boulot de dingue », cosigné par Aequitaz et le Secours Catholique (publication en septembre 2023).

Pourquoi certain(e)s se taisent ?

« La plupart des gens ont honte de leur situation », « à force d’être accueillis comme s’ils étaient des profiteurs, ils n’osent plus demander, réclamer », « ils ont peur des représailles », « ils ne connaissent pas leurs droits, car c’est compliqué de s’y retrouver, du coup, ils ne réclament rien… »

Inutile d’expliquer de nouveau pourquoi certain(e)s se taisent par honte de leur situation, nous avons déjà traité ce point. À cela s’ajoute le fait qu’il est déjà extrêmement compliqué, en général, de déterminer à quels droits on peut prétendre ou quel est le calcul du montant versé et c’est encore plus vrai pour le RSA. Et oui, il est géré (attribution/sanctions/suivi insertion) par les Départements qui ont une certaine liberté dans leurs modalités de gestion.

Ce qui permet un flou certain pour les bénéficiaires et qui constitue, également, un obstacle majeur pour observer et comparer les politiques et les pratiques de gestion du RSA au niveau national.

Il y a aussi la peur : la peur des représailles potentielles, la peur des suspensions inopinées de versements des allocations, la peur de déclencher des contrôles à répétition, la peur de voir son dossier identifié comme « à surveiller étroitement »…

Croyez-nous, savoir que votre survie dépend de l’organisme auquel vous envisagez de vous opposer ou de résister est hautement dissuasif.

Pourquoi certain(e)s se sentent plus légitimes à faire valoir leurs droits ?

Pour beaucoup, la légitimité est née en expérimentant la lutte, d’autant plus quand elle fut victorieuse. Dans certains cas, c’est la proximité avec des personnes fortement engagées dans le militantisme ou occupant une situation sociale respectée, « quelqu’un qui a le droit et qui est écouté » (élus, juristes…) sont également des facteurs importants du sentiment de légitimité et de la construction d’une conscience militante. Pour d’autres, ce sont les actions individuelles et/ou collectives entreprises pour faire respecter la loi, ses droits qui ont été sont formatrices et qui leur ont permis d’ancrer, de nourrir leur légitimité.

Participer ou travailler selon un fonctionnement coopératif permet aussi de relativiser la vision hiérarchique, de prendre conscience qu’on est « nous aussi légitimes, capables de décider et d’agir ». On « désapprend » en quelque sorte le ronron du fonctionnement pyramidal, on  « s’empouvoir » comme disent nos cousins canadiens.

Au sein de nos collectifs et dans nos contacts avec d’autres personnes précaires, on observe des disparités selon le sexe. À quoi sont-elles dues ?

Après un tour d’horizon de nos réseaux militants, on constate souvent une présence majoritaire des femmes. On s’est donc demandé de quoi cela pouvait découler :

Est-ce lié à des différences d’éducation, à une différence de positionnement par rapport à l’image et aux attentes sociales ? Est-ce que dans le cas des femmes, qui sont également mères, le sentiment de nécessité et d’urgence prend le pas sur la honte ?

À ce propos, on note que les femmes seules et sans enfant ont plus de difficultés à se faire entendre. « Parfois, on pourrait croire que c’est parce qu’on est moins méritante, on ne s’est pas soumise à l’injonction “d’enfanter”, on nous fait comprendre qu’on n’a qu’à se débrouiller toute seule. ».

Du côté des hommes, ils sont peu nombreux et oser parler de leur situation leur est souvent difficile. Du fait des normes éducatives, des attentes et des représentations sociales de la réussite masculine, il leur est souvent difficile d’évoquer publiquement la réalité de leur situation, ressentie parfois, comme un échec personnel. Étant de plus rarement incités à livrer leurs émotions et leurs ressentis, ils peuvent plus facilement s’isoler, éviter les contacts.

Que peut-on proposer à celles et ceux qui n’ont pas de culture ou de pratiques « militantes » ou qui ne voient pas l’intérêt ? Comment combattre l’égoïsme ambiant ?

  • Des lieux et moments collectifs pour entretenir son estime de soi (échanges et activités entre pairs), pour défocaliser et ne pas avoir le risque de se sentir jugés.
  • Du partage d’informations, de récits, de créations en lien avec la précarité et réalisées par des précaires, à partager pour réaliser que nos ressentis, nos peurs et nos questionnements se ressemblent.
  • Des lieux pour être écoutés et entendus « réellement », pour se soutenir, s’entraider, s’organiser et s’amuser.
  • La diffusion d’informations sur les luttes collectives diverses, localement, pour favoriser les rencontres, pour garder une vie sociale et éviter l’isolement.
 

Les éléments de réponses recueillis ici permettent de dégager des besoins précis et des points d’attention spécifiques à prendre en compte dans l’organisation des actions visant à favoriser l’entraide mutuelle entre allocataires.

Suspicion envers les « assistés», hypertrophie de la fraude sociale,
un mot d’ordre politique

  • Extrait du dossier « Maltraitances, illégalités, vie broyées – 50 propositions pour remettre l’humain et le droit au coeur des CAF » (octobre 2023).
  • Ce dossier de 50 pages dresse un inventaire des pratiques illégales, discriminatoires et déshumanisantes, mais également des alternatives possibles.

Dans son ouvrage « contrôler les assistés », Vincent Dubois dresse  un tableau historique de la question de la fraude aux prestations sociales depuis son apparition en 1995. À plusieurs reprises, la mise en cause des prestations aux titulaires du RMI est mise en avant par certains gouvernements de droite pour flatter la frange la plus conservatrice de l’électorat et comme un moyen de réduire les prélèvements obligatoires. Nicolas Sarkozy annonce en 2011 « un gigantesque plan de lutte contre la fraude » : « valorisation du travail, responsabilité individuelle, équilibre des droits et des devoirs ». Progressivement, le thème de la fraude sociale s’installe dans le paysage politique et médiatique comme une évidence et gagne les médias et l’opinion en s’inscrivant dans les structures mentales et institutionnelles, au point d’être difficilement remis en cause aujourd’hui. Vincent Dubois montre le lien entre l’insistance sur ce thème et la financiarisation/étatisation des caisses de sécurité sociale, la remise en cause des principes fondateurs et l’importance jugée excessive des dépenses de solidarité.

Le discours développé par le gouvernement et le chef de l’État depuis 2017 s’inscrit dans cette ligne, avec la question de l’équilibre entre les droits et devoirs, du coût excessif et inefficace de l’action sociale et la nécessité de « motiver » les personnes sans emploi pour qu’elles cherchent « réellement » du travail. Il constitue le fondement de la loi plein-emploi actuellement en discussion au Parlement.

Dans un contexte d’angoisse sociale face aux bouleversements multiformes vécus depuis 3 ans, ce discours tend à faire des personnes en difficulté des boucs émissaires en les présentant comme des fraudeurs, des profiteurs et des inactifs. Il est inquiétant de voir que ces idées dénuées de tout fondement gagnent une partie de la population.

Une bataille culturelle

Face à ce discours, de nombreuses initiatives sont prises localement et au plan national pour proposer une autre image des personnes en situation de précarité, du handicap, etc., reposant sur la solidarité, la fraternité, les services de l’intérêt général.

Le rapport « Un boulot de dingues » cosigné par le Secours catholique et Aequitaz (ici) souligne l’importance du travail réalisé par ceux et celles qui vivent dans la précarité, l’entraide, la solidarité, et leur rapport vital à la société. Les personnes sans emploi ne sont pas des personnes oisives, mais au contraire réalisent « un boulot de dingue » pour survivre, s’entrainer, produire, agir ensemble 

Le rapport annuel du Conseil d’État « L’usager, du premier au dernier kilomètre, un enjeu d’efficacité de l’action publique et une exigence démocratique » adopté en séance plénière le 6 septembre 2023, formule des propositions pour une action publique renouvelée en proposant de renouer pleinement avec la culture du service et donner aux acteurs de terrain (élus, agent public, associations…), mais aussi aux usagers eux-mêmes la capacité de devenir « acteurs du dernier kilomètre, celui de la proximité, y compris physiquement » (lire l’étude voir ici).

De nombreuses initiatives locales vont dans le même sens, en organisant des groupes d’entraide, des collectifs et des syndicats d’habitants, des groupes de paroles aux citoyens, permettant de développer des actions communes, s’adresser aux acteurs du territoire, faire en sorte que nul ne reste seul face à ses difficultés. Des exemples comme celui du Pays basque, du syndicat de la Montagne limousine, de RSA38, etc., montrent qu’il est possible de mener localement cette bataille culturelle, de s’entraider et d’agir ensemble.

La « fraude sociale » : 0,4 % des prestations, 50 % des discours

Porté par ce discours, on observe un durcissement progressif des politiques de contrôle des prestations sociales, alors même que le montant des fraudes avérées reste très marginal.

Selon le bilan 2022 de la CNAF concernant la lutte contre la fraude, le montant des fraudes constatées s’élève à 351 millions d’euros, soit 0,39 % des prestations versées. En regard, le non- recours sur les 4 principales prestations avoisine 12 milliards d’euros, c’est-à-dire 30 fois plus. La fraude aux cotisations sociales par les entreprises représenterait entre 15 et 20 milliards d’euros, c’est- à-dire 50 fois plus. L’immense majorité des indus correspondent à des erreurs de bonne foi et non à de la fraude intentionnelle. En janvier 2023 le directeur général de la CNAF indiquait qu’il n’existe aucune assimilation de l’erreur à la fraude. Il affirmait que « la bonne foi est par principe présumée et [que] la qualification de fraude doit être démontrée ». En effet, en droit, c’est le caractère intentionnel qui distingue la fraude de l’erreur.

Visiblement, le montant des fraudes constatées ne colle pas avec le discours développé depuis 15 ans autour des précaires fraudeurs. Les CAF sont accusées de laxisme par toute une partie de la classe politique, qui multiplie les questions au Parlement et, dans les périodes où elle est majoritaire, fait voter des textes durcissant les contrôles et assimilant l’erreur à la fraude. Déjà, en 2009, le gouvernement de Nicolas Sarkozy présentait une loi de finances qui parlait de « la lutte contre la fraude et les abus afin de recouvrer les induits détectés ». L’année suivante, la loi de finances prévoyait une pénalité pour « intention de fraude ». En 2022, la CNAF parle « d’indus potentiellement frauduleux ». La convention d’objectifs et de gestion parle de « préjudices frauduleux ou fautifs ». En 2023, la loi plein-emploi évoque les « fraudes et fausses déclarations ». Ces contorsions sémantiques ne reposent ni sur des définitions juridiques stables ni sur des faits établis scientifiquement. Elles traduisent le désir de maximiser une fraude assez marginale en y intégrant des erreurs de bonne foi.

C’est ainsi que la CNAF multiplie par 8 le montant des fraudes constatées en procédant à une évaluation des « indus potentiellement frauduleux » sur 6 000 allocataires (dont elle ne peut vérifier les intentions) et en extrapolant ces chiffres à l’ensemble des allocataires sur 2 ans. Elle parvient à un chiffre beaucoup plus présentable aux yeux des critiques parlementaires de 2,7 milliards d’euros d’indus « potentiellement frauduleux ».

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