Cinq exigences pour une Convention d'objectifs et de gestion responsable
4. Mettre les capacités du numérique au service de la relation humaine
Les propositions
Ce n’est pas le principe de la dématérialisation des tâches répétitives qui est en cause, mais ses objectifs et sa mise en œuvre. Mise au service d’objectifs de solidarité, celle-ci pourrait se traduire par une meilleure qualité des services, à condition « d’affecter une partie des forces de travail à l’accueil et à l’accès normal de chacun au service public et à ses droits », comme vient de l’enjoindre le Conseil d’État dans un arrêt du 3 juin 2022.
La fuite en avant d’un recours massif aux prestataires privés, une privatisation inacceptable
Nous apprenons que la CNAF est en train de multiplier les contrats avec des entreprises privées pour des montants extrêmement importants. Cela couvre non seulement de la maîtrise d’œuvre mais aussi de la maîtrise d’ouvrage. En octobre et novembre 2022, la CNAF a souscrit pour 470 millions d’euros de nouveaux marchés dans le domaine numérique, après d’autres marchés, dont la liste est disponible, et interroge.
Ces montants pharaoniques dépassent l’entendement. Les 125 millions d’euros attribués à Capgemini, notamment pour « gérer la relation avec les allocataires et les partenaires » suffiraient à financer les 2 500 agents réclamés par ailleurs. Le total de ces prestations privées, sur un seul marché divisé en 7 lots, équivaut à l’embauche de 7 700 agents.
Nous sommes donc face à une véritable privatisation à bas bruit de la gestion des politiques sociales. Alors que l’humanisation des CAF est un impératif, on se trouve ici face à une trajectoire inverse, comme dans deux mondes différents. Ces décisions sont prises et appliquées sans aucune concertation ni débat public, pour des enjeux décisif
Nous demandons un débat public pour juger de la pertinence de ces choix au regard des situations observées et des objectifs, et bien sûr une transparence sur le contenu de ces marchés.
Par ailleurs, il est nécessaire d’associer des usagers et de toutes les parties prenantes à la conception et à la mise en place des programmes informatiques, y compris avec des bêta-testeurs, pour les évaluer. Les usagers doivent par la suite être associés à leur amélioration continue.
Se réapproprier en interne le numérique et le gérer comme un commun
L’injonction gouvernementale de « tout automatiser », repose sur la croyance dans la vertu magique du numérique comme source d’efficacité et de simplification. C’est aussi l’expression d’une connivence avec les des prestataires privés.
Mais après 10 ans de dématérialisation, c’est la complexification qui est au rendez-vous, pour une série de raisons :
- Les prestataires privés viennent appliquer aux prestations sociales des recettes standard pratiquées dans d’autres pays et dans d’autres domaines, inspirées par un rêve de société numérique et une vision managériale en termes de coûts et avantages. Mais ces solutions standardisées se révèlent inadaptées à la réalité des populations concernées, au besoin de relations humaines et à la diversité des situations. Les concepteurs des programmes ne se sentent pas concernés par les conséquences sociales, matérielles et sociétales des dispositifs mis en place. Celles-ci sont considérées comme des « dégâts collatéraux » inévitables pour atteindre l’impératif de réduction des coûts et de numérisation de toute la société.
- Le droit est réinterprété en fonction des possibilités techniques des programmes informatiques. Dès la mise en place de la dématérialisation, en 2010, les organisations syndicales avaient rappelé que celle-ci devait être précédée d’un renforcement des moyens informatiques et d’une simplification drastique de la réglementation. Cela n’a pas été fait, et le dispositif réglementaire est aujourd’hui extrêmement complexe. Face à l’impossible application du « Code is law » (« le code est la loi »), Les programmeurs sont parfois obligés de réinterpréter le droit pour le simplifier, conduisant à une inadéquation entre les règlements et ce qui a été développé dans les applications informatiques, comme l’a démontré une récente étude de chercheurs de l’INRIA.
- Dans certains cas, les prestataires fournissent des logiciels sous licence, avec droits d’utilisation pour les services des CAF, qui restent protégés par le secret commercial. Les solutions informatiques développées par des sous-traitants pour les centres de ressources et les caisses ne sont pas plus transparentes, y compris pour leurs utilisateurs.
- Dans l’accès aux systèmes d’information, rares sont les agents des CAF habilités à savoir pourquoi la décision qu’ils sont chargés d’appliquer, voire d’expliquer, a été prise. Ni les agents non habilités, ni les allocataires n’ont accès au détail des calculs, et encore moins au détail des règles.
Il est nécessaire que les cahiers des charges concernant le développement des algorithmes comme l’utilisation de solutions logicielles soient rendus publics, au besoin modifiés afin de prévoir tous les éléments de transparence nécessaires au respect des lois et du RGPD.
Pour reconstruire un dispositif cohérent, il faut conjuguer de la continuité, une éthique du service au public et une attention particulière aux plus démunis face au numérique. Ce travail continu de dialogue ne peut être piloté et réalisé dans la durée qu’en interne, par des équipes stables, qui ont la mémoire et le désintéressement nécessaire.
Coconstruire et co-améliorer les programmes avec les usagers
L’amélioration continue et partagée des applications doit être organisée. Il est proposé de mettre en place une traçabilité des incidents, vus du côté des allocataires, à travers des« tickets », émis chaque fois qu’un incident apparaît. Les tickets sont analysés, en relation avec l’usager, pour savoir ce qui s’est passé et compilés. Le ticket ne doit être fermé que quand le problème est résolu.
L’évolution des applications et des pratiques ne peut relever des seuls services informatiques (mal placés pour soulever les problèmes qu’ils sont chargés de résoudre), mais doit être coconstruite avec toutes les parties prenantes: services des Caisses, agents, représentants des utilisateurs, pourquoi pas tirés au sort. Elles peuvent concerner un dysfonctionnement du système, une imperfection dans un règlement, une instruction technique ou une inadaptation de l’interface avec les utilisateurs réels.
Les interfaces ne peuvent pas être conçus pour des utilisateurs modélisés. Elles doivent s’adapter aux utilisateurs réels, et en particulier à ceux qui ont le plus de difficultés à se saisir du langage administratif et/ou numérique. Les équipements, l’accès à internet et la maîtrise informatique des utilisateurs sont également très hétérogènes. Les cahiers des charges d’une application doivent prévoir et vérifier en permanence leur universalité à la fois vis-à-vis des équipements et des publics.
Pour cela, les questionnaires, le langage utilisé et les explications doivent être coconstruits avec les gens qui les utilisent, comme cela a été expérimenté avec succès par ATD Quart-Monde avec La Poste. Cela n’est pas possible avec les prix de journée des prestataires privés, mais peut être réalisé par les équipe des CAF et les associations.