La politique économique de crise révèle les incohérences du gouvernement
24 mars 2020 par Romaric Godin
Comme Trump aux États-Unis, le gouvernement semble tabler sur une crise courte et en cherchant à partir comme avant. La politique économique du bouleversement du gouvernement face à la crise est en contradiction avec l’urgence sanitaire et la volonté affichée de prendre en compte les insuffisances du modèle actuel.
La récession actuelle a ceci de particulier qu’elle a été provoquée pour sauver des vies. On a fait, non sans retard du reste, prévaloir in fine l’urgence sanitaire sur les nécessités économiques. Mais, devant les effets d’un tel coup d’arrêt porté à l’économie marchande, il existe deux réponses possibles :
– La première consiste à soumettre intégralement la production à l’urgence sanitaire. Dès lors, les pouvoirs publics limitent le travail aux secteurs strictement nécessaires à la vie de la nation. Ce choix est celui que vient de faire, un peu précipitamment, l’Italie devant l’explosion du nombre de décès dans la journée de samedi. Mais il suppose de malmener la propriété privée des moyens de production et d’accepter, par la suite, une reprise plus lente parce qu’il faudra réorganiser la production.
– Ce choix n’est pas celui de la France (du moins pour l’instant). Bruno Le Maire ne veut pas entendre parler d’une « liste administrative » de secteurs essentiels. Il laisse les chefs d’entreprise et les salariés « organiser leur sécurité sanitaire », en laissant aux acteurs privés le pouvoir de décider des priorités. Pire même, il crée des incitations au travail comme une prime défiscalisée et désocialisée de mille euros et allonge la durée du travail légal, notamment, affaiblissant le confinement et de créant des risques pour les salariés. Et pourquoi ? Pour « assurer un service économique minimum capable de nous faire rebondir le moment venu ».
L’État semble vouloir pourvoir à tout pendant la crise, sans fixer aucone condition, comme une parenthèse avant de tout reprendre comme avant. Ne devrait-on pas utiliser ce moment où l’économie est à l’arrêt pour engager un vrai changement et réorienter le modèle économique et productif français, pour redéfinir en profondeur dès à présent, le modèle économique en plaçant au centre les priorités sociales, sanitaires et climatiques ? Ne devrait-on pas, par exemple, s’interroger sur l’avenir de la production automobile dès à présent, puisque les usines sont à l’arrêt ? Cela pourrait se faire par une conditionnalité de l’aide à ceux qui entreprennent de prendre en compte ces changements et par une orientation de cette aide vers des secteurs capables et désireux d’engager ces changements. Car si rien n’est fait, si on se contente de simplement combler le temps suspendu, une fois l’économie repartie, on manquera à nouveau de moyens de pression pour la modifier en profondeur.
Autre élément clé : les dividendes. Mardi 24 mars, Bruno Le Maire a déclaré – et confirmé par un tweet – qu’il « demande les entreprises, notamment les plus grandes, de faire preuve de la plus grande modération sur le versement de dividendes ». Selon lui, « c’est un moment où tout l’argent doit être employé pour faire tourner les entreprises ». Une simple « demande » donc. [Explication : selon le Canard enchaîné du 25 ùmars, certains investisseurs ont acheté des actions à tour de bras quand les cours se sont effondrés, car les dividendes, fixé avant le bac, sont restés inchangés, à des niveaux très élevés, l’année 2019 Fillon et néfaste pour le CAC. C’est ainsi que le dividende de l’action PSA représente 11,5 % du prix d’achat de l’action, 14,5 % pour Lagardère, 9,75 % pour Total. Il serait pourtant ce que conditionner les aides au nom versement des dividendes en raison de la crise. Seul Airbus a annoncé le 23 mars qu’il a fait cette année le versement des dividendes]
En une semaine, le ton a changé. Mardi 24 mars 2020, le ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire a précisé les mesures prises par le gouvernement pour faire face aux conséquences économiques de la situation d’état d’urgence sanitaire. Désormais, il semble évident qu’on ne fait pas face qu’à un simple « trou d’air » et le patron de Bercy doit bien le reconnaître. « Il ne faut pas penser qu’il y aura un rebond du jour au lendemain, la reprise sera longue et difficile », a affirmé le ministre qui parle de choc « durable ».
L’ampleur des effets économiques ne fait désormais plus de doute. L’indice préliminaire des directeurs d’achats PMI réalisé par Markit, qui est un bon indicateur avancé de l’activité économique, a ainsi connu une baisse historique en France en mars. L’indice global est passé de 52 à 30,2 en un mois (un niveau supérieur à 50 souligne une période d’expansion, inférieure à 50 une contraction). C’est le plus bas niveau historique depuis la fondation de l’indice en 1998.
À titre de comparaison, en mars 2009, au plus fort de la « grande crise financière », l’indice avait brièvement plongé sous les 40 et le niveau était déjà jugé effrayant. L’autre nouveauté, c’est que ce sont les services qui sont les plus touchés, l’indice les concernant passant à 28 contre 52,6 en février. Mais l’industrie ne va guère mieux, Bruno Le Maire ayant estimé qu’elle tournait à 25 % de sa capacité. Et, cerise sur le gâteau, les perspectives sont au plus bas historique.
Voilà qui semble donc confirmer ce que l’on décrivait la semaine dernière comme une forme de suspension de l’économie marchande. L’activité économique est désormais minimale, réduite à quelques secteurs et, surtout, le circuit économique a cessé de fonctionner : les ventes de biens et services ne peuvent plus alimenter les profits, l’investissement et les salaires, donc les ventes des autres secteurs.
La tuyauterie est éventrée et les pouvoirs publics viennent jouer les plombiers d’urgence. Pour combler ce manque, c’est l’État qui vient se substituer quasi entièrement par de la dette et de la création monétaire au jeu normal de l’économie marchande.
Dans une telle situation, on ne saurait trop le répéter, les notions de PIB, donc de croissance, n’ont guère de sens. D’ailleurs, Bruno Le Maire a reconnu que la prévision de contraction de 1 % du PIB contenu dans la loi de finances rectificative n’était déjà plus valable. « Chaque semaine de confinement supplémentaire impacte notre croissance », a-t-il reconnu, ajoutant que le PIB « sera bien inférieur à ce qui a été évalué ».
Face à cette situation assez inédite dans l’histoire du capitalisme, parce que globale et synchronisée, Bruno Le Maire assure avoir proposé une « réponse immédiate, massive et cohérente ». Pourtant, rien n’est moins sûr.
L’importance de la réponse semble certes, à première vue, à la mesure du choc subi par l’économie. Mais l’objectif premier du gouvernement semble être une forme de « suspension du temps » en attendant un « retour à la normale » que le ministre de l’économie et des finances lui-même prétend ne pas être réellement possible. Cette politique a donc une face qui ne dit pas son nom : celle de demi-mesures qui tentent de rétablir le plus rapidement possible les vieux réflexes.
Alors que Bruno Le Maire n’a que le mot « relocalisation » à la bouche et qu’il a proclamé que la crise actuelle rendait « plus que jamais nécessaire » son idée de « nouveau capitalisme plus juste et plus stable », sa politique trahit une tentation constante d’un simple retour en arrière.
On le voit surtout dans l’incapacité ou le refus du gouvernement à prendre réellement le contrôle de l’économie. La récession actuelle a ceci de particulier qu’elle a été provoquée pour sauver des vies. On a fait, non sans retard du reste, prévaloir in fine l’urgence sanitaire sur les nécessités économiques. Mais, devant les effets d’un tel coup d’arrêt porté à l’économie marchande, il existe deux réponses possibles.
La première consiste à aller jusqu’au bout en soumettant intégralement la production à l’urgence sanitaire. Dès lors, les pouvoirs publics seraient chargés de limiter le travail aux secteurs strictement nécessaires à la vie de la nation. Cela supposerait d’organiser la production et donc le travail pour répondre aux besoins essentiels du pays et de laisser les autres travailleurs en confinement, tout en assurant évidemment la continuité des salaires.
Ce choix est celui que vient de faire, un peu précipitamment, l’Italie devant l’explosion du nombre de décès dans la journée de samedi. Mais c’est un choix qui suppose de malmener la propriété privée des moyens de production et d’accepter, par la suite, une reprise plus lente parce qu’il faudra réorganiser la production.
L’indice PMI Markit composite français des directeurs d’achats © Markit
Ce choix n’est pas celui de la France (du moins pour l’instant). Bruno Le Maire ne veut pas entendre parler d’une « liste administrative » de secteurs essentiels. Il laisse les chefs d’entreprise et les salariés « organiser leur sécurité sanitaire ». En cela, il commet l’erreur traditionnelle qui était à la source des réformes du droit du travail, celle que la négociation dans les entreprises est toujours la meilleure solution.
Mais c’est faire abstraction, comme toujours, du rapport de force interne. Certaines entreprises donneront la priorité à la sécurité, d’autres à la production. Dans une situation de crise sanitaire, l’État n’a pas que vocation à se substituer à l’économie marchande, il devrait aussi assurer que la priorité sanitaire est assurée.
Pour être très clair, le gouvernement français laisse clairement aux acteurs privés le pouvoir de décider des priorités. Pire même, il crée des incitations au travail comme une prime défiscalisée et désocialisée de mille euros que les employeurs pourront offrir à leurs salariés pour les inciter à venir travailler, et des contraintes en allongeant la durée du travail légal, notamment. C’est donc donner encore plus de raison de contourner le confinement et de créer des risques pour les salariés. Et pourquoi ? Pour « assurer un service économique minimum capable de nous faire rebondir le moment venu », a reconnu le ministre.
Voilà donc le premier manque de cohérence : celui d’imposer un confinement nécessité par la situation sanitaire qui provoque une récession, tout en refusant d’aller au bout de cette logique. En d’autres termes, cela signifie que le gouvernement reste dans une logique de PIB et de croissance. Il faut optimiser le rapport coût-bénéfice du confinement sur la production.
Mais c’est une stratégie risquée, car plus on réfléchit encore en termes de PIB, plus on fait durer la crise. Certes, chaque semaine de confinement pèse lourdement sur l’économie. Mais vouloir la ménager risque de faire durer le confinement et, donc, de durcir la facture. C’est bien ce que les Italiens ont finalement reconnu. La France en est encore loin.
Aucune volonté de changer la structure productive
Les mesures mises en place pour répondre à la suspension de l’économie marchande sont sans doute nécessaires. L’État a, on l’a dit, causé la récession. Il lui revient d’en réduire l’impact. Il semble donc vouloir pourvoir à tout pendant la crise.
Il prend en charge une partie des salaires, par les mesures de chômage partiel qui touchent désormais 730 000 salariés et qui devraient coûter davantage, reconnaît Bercy, que les 8,5 milliards d’euros initialement prévus. Il assure les transferts sociaux, par exemple en maintenant les droits des chômeurs en fin de droit. Il suspend les obligations fiscales et sociales des entreprises. Enfin, par la mise en place de prêts garantis par l’État, il entend venir compenser les chiffres d’affaires perdus.
Mais, là encore, la question que l’on est en droit de se poser est de savoir si ce simple « gel du temps » est suffisant.
Ne devrait-on pas utiliser ce moment où l’économie est à l’arrêt pour engager un vrai changement et réorienter le modèle économique et productif français ? Ne devrait-on pas profiter de cette suspension de l’économie marchande pour redéfinir en profondeur dès à présent, le modèle économique en plaçant au centre les priorités sociales, sanitaires et climatiques ? Ne devrait-on pas, par exemple, s’interroger sur l’avenir de la production automobile dès à présent, puisque les usines sont à l’arrêt ?
Cela pourrait se faire par une conditionnalité de l’aide à ceux qui entreprennent de prendre en compte ces changements et par une orientation de cette aide vers des secteurs capables et désireux d’engager ces changements. Car si rien n’est fait, si on se contente de simplement combler le temps suspendu, une fois l’économie repartie, on manquera à nouveau de moyens de pression pour la modifier en profondeur.
Bruno Le Maire pourra bien en appeler alors à la création de son « nouveau capitalisme », la logique de profit sera repartie de plus belle, et encore plus qu’avant, car il faudra rattraper le temps perdu… Le fait que le gouvernement n’engage pas, dès maintenant, ce changement trahit son ambition réelle : vouloir que tout redevienne comme avant.
Le cas du dispositif de prêts garantis par l’État est, de ce point de vue, très parlant. Ce dispositif a été présenté mardi 24 mars par la Direction générale du Trésor, la Banque publique d’investissement (BPI) et la Fédération bancaire française (FBF). Le gouvernement se dit prêt à garantir jusqu’à 300 milliards d’euros de prêts représentant jusqu’à trois mois de chiffre d’affaires.
Toutes les entreprises sont concernées, à l’exception des sociétés civiles immobilières, des sociétés financières et de celles qui sont en procédure collective avant la fin de l’année 2019. Nicolas Durfourcq, le président de la BPI, conçoit ce dispositif comme un « pont aérien de liquidités » pour permettre aux entreprises, à toutes les entreprises, de passer la crise. Il y a donc un arrosage massif (ces 300 milliards d’euros représentent un peu moins d’un tiers des encours actuels de prêts aux entreprises) destiné à conserver telle quelle la structure économique du pays d’ici à la reprise de l’activité.
L’État s’engage à hauteur dans une garantie à hauteur de 90 % pour les prêts aux entreprises de moins de 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires, puis à 80 % pour les entreprises avec un chiffre d’affaires compris entre 1,5 et 5 milliards d’euros, puis à 70 % au-delà.
La volonté de simplement « geler » la structure productive, sans la modifier, est illustrée par le fait que les start-up sans chiffre d’affaires pourront demander des prêts à hauteur de deux années de masse salariale. Aucune réflexion sur la nature, l’utilité et la viabilité de ces entreprises n’est réalisée. On reste dans l’ancienne logique : la « start-up nation » doit survivre à la crise avec l’aide de l’État…
Jusqu’à 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, la procédure est laissée aux seules banques commerciales qui sont chargées de donner l’accord et cet accord se traduit par une « garantie immédiate » de l’État. Ce dernier ne se saisit donc pas de la création monétaire que représentent les prêts pour agir sur l’appareil productif, mais continue à confier cette tâche aux banques privées. Comme les prêts sont largement garantis, celles-ci n’auront aucune conditionnalité réelle à ces prêts, autre que l’évaluation de leur propre risque.
Certes, Bruno Le Maire a prétendu que les entreprises ne respectant pas leurs délais de paiement et, donc, faisant de la trésorerie sur les fournisseurs, ne seraient pas éligibles à ces prêts garantis. En fait, le dispositif étant sous-traité aux banques, tout sera décidé par elles, après « discussion entre l’entrepreneur et son banquier », affirme la Direction générale du Trésor. Mais la réalité est que le banquier n’aura certainement ni le temps ni l’envie de vérifier et de faire la morale à son client sur ses pratiques de facturation.
Au reste, que se passera-t-il si une entreprise obtient un prêt garanti puis cesse d’honorer ses factures ? Nul n’a été capable de répondre à cette question. Cette condition semble donc n’en être pas une et est à ranger dans l’armoire vermoulue des tentations de « moraliser le capitalisme » que Bruno Le Maire, ancien ministre de Nicolas Sarkozy, connaît bien.
Autre élément clé : les dividendes. Mardi 24 mars, Bruno Le Maire a déclaré – et confirmé par un tweet – qu’il « demande les entreprises, notamment les plus grandes, de faire preuve de la plus grande modération sur le versement de dividendes ». Selon lui, « c’est un moment où tout l’argent doit être employé pour faire tourner les entreprises ». Une simple « demande » donc.
On en reste à des pratiques comptant sur la bonne volonté des acteurs privés, à leur « moralisation », mais nullement à des pratiques plus énergiques. Pourtant, dans le cas des entreprises de plus de 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, l’État gère directement au cas par cas les demandes de prêts garantis et pourrait fixer des conditions.
Il pourrait donc réaliser cette demande directement en conditionnant ces prêts à une certaine politique de dividende. Mais à la Direction générale du Trésor, on refuse toute politique « manichéenne et binaire », estimant que si « les entreprises doivent payer tous leurs fournisseurs, ils doivent aussi payer les actionnaires, fournisseurs de capitaux ». « Certaines ont perdu beaucoup de valeur en bourse et ne peuvent donc se permettre de réviser leur politique de dividendes », ajoute-t-on.
On l’aura compris : l’État se montrera compréhensif et n’hésitera pas à garantir des prêts finissant en dividendes… Ce qui est piquant, c’est qu’aux États-Unis, la FED a placé des conditions plus strictes, refusant de financer des entreprises qui rachètent leurs actions ou versent des dividendes…
Il faut bien se rendre à l’évidence : ces deux exemples des délais de paiement et des dividendes montrent qu’il n’y a de la part du gouvernement français, aucune volonté de modifier ou d’infléchir le modèle économique français. Le prêt garanti n’a aucun ciblage et, en le présentant, Nicolas Dufourcq a repris le vieux discours néolibéral habituel, « nous avons fui toute prescription administrative et autoritaire »… Pour laisser la décision au secteur privé.
En analysant la politique d’urgence du gouvernement, il faut se rendre à l’évidence : la seule ambition de ce gouvernement est de sauvegarder l’existant et de continuer, comme auparavant, des performances en termes de PIB et de compétitivité. Le terme de « pont aérien de cash » de la BPI traduit bien ce dont il s’agit : passer seulement le fossé de la récession et repartir de plus belle. C’est une position qui peut se défendre.Mais on est loin d’un quelconque « nouveau capitalisme ». On est au contraire dans une politique à l’ancienne, fondée sur la socialisation des pertes et la sauvegarde de la capacité à générer du profit privé. Cela annonce une formidable réaction, une fois la reprise venue, contre les droits du travail afin de protéger la capacité de l’économie française « à rebondir ». D’ores et déjà, une formidable occasion de métamorphose de l’économie française semble être perdue.