Changer de cap

En mai 1981, pourquoi les socialistes ont renoncé à leur projet d’agriculture paysanne ?

Aujourd’hui, alors que les négociations pour une nouvelle étape de la politique agricole commune entrent dans leur phase finale, de nombreuses organisations écologiques, des syndicats comme la Confédération paysanne, des associations d’élus demandent la mise en place d’une autre agriculture et d’une autre politique agricole et rurale commune.

Il s’agit de produire une alimentation de qualité accessible à tous, de permettre le maintien et l’installation de paysans nombreux, sur des petites exploitations, qui assurent de la production intensive, de l’emploi, une préservation de l’environnement et un tissu rural dense, de parvenir à une juste rémunération du travail. Cette politique doit être diversifiée selon les catégories d’exploitations et les conditions naturelles et sociales. Le développement rural doit en priorité soutenir les productions locales, les marchés locaux, les outils de transformation et les zones défavorisées.

Mais le sait-on aujourd’hui ? Il y a 40 ans, en mai 1981, un projet socialiste pour l’agriculture préfigurait les orientations revendiquées aujourd’hui. Il avait été préparé au cours des 5 années précédentes par la Commission Nationale Agricole du PS, selon un processus participatif et démocratique associant au total plusieurs milliers d’agriculteurs et de militants paysans, ruraux et politiques (voir ici). Le candidat socialiste s’était engagé à mettre en œuvre ce projet, à travers 12 propositions qui en reprenaient les dispositions essentielles (voir ici).

En ce 40e anniversaire du 10 mai 1981, il est utile de savoir pourquoi ce projet n’a pas été mis en œuvre. Les multiples bilans des décisions du gouvernement socialiste après la victoire du 10 mai 1981 montrent comment une rafale de décisions de rupture ont été prises dans les premiers mois en matière de partage des richesses, de nationalisation du secteur bancaire et de 9 groupes industriels, de droits nouveaux pour les travailleurs, de logement, de décentralisation. L’abolition de la peine de mort et de la loi anticasseurs (celle de 1975), la suspension des expulsions d’étrangers, l’autorisation des radios locales, l’encouragement à la culture complétent ce panorama. Dans ce tableau, une grande absente, l’agriculture.

Cette absence a quelque chose d’incompréhensible. Lors de tous les grands rendez-vous précédents de la gauche avec le pouvoir, de grandes réformes avaient auparavant amélioré le sort du monde agricole. En 1936 l’Office national interprofessionnel des céréales (ONIC), avait mis fin à la spéculation sur le prix du blé par un monopole de l’exportation et de l’importation, afin de garantir les revenus des producteurs. En 1945, le statut du fermage, mis en place par François Tanguy-Prigent, avait fait sortir les petits paysans de leur dépendance séculaire de métayers envers « leur bon maître ».

Le Projet socialiste agricole de février 1981. Extraits.

On pourra lire ici le texte de 45 pages adopté par une convention du parti socialiste en février 1981. François Mitterrand, qui avait conclu cette convention, avait fait campagne sur ce projet, à travers 12 mesures qui en reprenaient les dispositions essentielles.

Pour lire et télécharger le texte intégral du projet socialiste pour l’agriculture c’est ici

Nous résumons ici quelques passages caractéristiques de ce projet pour donner envie aux lecteurs de parcourir le texte complet :

Les agriculteurs ne sont pas des chefs d’entreprise mais des travailleurs de l’agriculture. Tous ont droit (agriculteurs, agricultrices, salariés, aides-familiaux) à une juste rémunération de leur travail et à des conditions de vie équitables, à égalité de droits et de devoirs avec les travailleurs de l’industrie et des services.

L’agriculture ne doit plus perdre un seul actif à l’heure où l’on compte 2 millions de chômeurs, alors que depuis 20 ans la politique des structures de production est fondée sur une gestion systématisée de l’exode rural, au profit des agriculteurs qui s’agrandissent. L’arrêt ou le freinage de l’exode rural implique une politique volontariste d’installation des jeunes agriculteurs, y compris d’origine non agricole.

Cela va de pair avec le maintien des services publics à la campagne : écoles, transports, administration, services publics divers, même si en raison de la faible densité de population, ces services décentralisés doivent être adaptés pour éviter des coûts excessifs.

L’objectif est également de satisfaire les besoins réels des consommateurs en produisant pour tous des aliments de meilleure qualité, de meilleur goût, bons pour la santé, utilisant mieux les processus biologiques, en luttant contre les doubles circuits (produits de masse, produits de luxe).

Cela nécessite la réorganisation des marchés, de la transformation et les échanges, à travers des prix garantis, prenant en compte les coûts de production et l’organisation de rapports équitables entre les agriculteurs, les IAA et la distribution, en privilégiant des formes coopératives rénovées.

Les conditions imposées par le modèle productiviste dominant ont généralisé des systèmes de production (élevages industriels, certaines mono-cultures,…) qui appauvrissent le milieu, ne maintiennent pas toujours la fertilité (taux d’humus en baisse) et dégradent l’environnement (nitrates dans les nappes souterraines), alors que c’est grâce au milieu naturel que se renouvelle l’eau et l’air que nous respirons.

Un nouveau mode de développement sera donc mis en place, avec des activités génératrices d’emplois et économes en énergie, en capital investi et en consommations intermédiaires, en s’adaptant à la diversité des régions et des catégories d’exploitations. On encouragera une agriculture associative basée sur la coopération du travail à l’échelle locale (CUMA, GAEC), en privilégiant les investissements collectifs.

Le parti socialiste reconnaîtra l’expression pluraliste du syndicalisme agricole. Il n’y aura plus de monopole de représentation du monde paysan. Un syndicalisme revenant à ses sources revendicatives, acceptant la pluralité, est indispensable au progrès des milieux agricoles. Une nouvelle dynamique du syndicalisme agricole se fera jour par la reconnaissance du pluralisme syndical.

Un ensemble de politiques cohérentes avec cet objectif

Pour atteindre ces objectifs, le projet socialiste agricole propose un ensemble de politiques et de mesures.

L’agriculture française doit être insérée dans la collectivité nationale, à travers les deux outils essentiels que sont la planification et la décentralisation.

Des outils spécifiques sont nécessaires pour décharger les agriculteurs du poids du foncier, organiser les marchés, assurer à tous les travailleurs de la terre (agriculteurs, agricultrices, aides familiaux, salariés agricoles) le revenu qui leur est nécessaire pour vivre et un statut, à égalité de droits et de devoirs.

Le texte propose la mise en place d’offices fonciers cantonaux pour répartir les terres disponibles entre ceux qui en ont le plus besoin, promouvoir une politique d’installation des agriculteurs et rendre à l’intérêt général la répartition de la terre abandonnée aux agriculteurs productivistes, à leur profit. Ces offices fonciers sont cogérés par les agriculteurs, les collectivités et l’État.

Des offices par produit ou groupes de produits sont proposés pour organiser les marchés, orienter les productions et assurer une politique des revenus, gérés paritairement par les producteurs, les salariés et les différents partenaires.

Les prix sont garantis dans le cadre de quantum pour chaque travailleur de l’exploitation. Cette politique est complétée par une réforme fiscale.

La politique de développement agricole doit être réorientée et diversifiée pour donner la priorité à la réduction des surconsommations de facteurs de production et du capital chez les agriculteurs modernisés, et d’autre part  aider les petits agriculteurs voulant se développer à avoir accès aux moyens de production assurant leur plein-emploi.

Le projet propose de rendre à l’INRA sa véritable fonction de service public en incitant les chercheurs à s’orienter vers la recherche fondamentale, condition d’une recherche appliquée et de la rendre indépendante en la dotant de ses propres bases, banques de données et moyens d’édition.

Le texte est plus hésitant vis-à-vis des coopératives. Il propose de restaurer l’idéal coopératif, tout en constatant que dans le système capitaliste actuel la plupart des coopératives sont conduites, comme les firmes capitalistes, à jouer le jeu du marché pour survivre, à accumuler du capital en payant moins les producteurs agricoles et leurs propres salariés et à se concentrer.

La restauration de l’idéal coopératif suppose une réforme profonde de la démocratie coopérative : information et participation effective de l’adhérent aux grands choix, suppression des discriminations entre coopérateurs, restauration de la solidarité interne et externe, participation des salariés aux décisions. La coopération reste en effet une des bases de la vie collective des agriculteurs, même s’il ne peut y avoir d’îlot socialiste dans un océan capitaliste.

Les IAA sont sévèrement critiquées. Elles exploitent directement les travailleurs : leurs propres employés d’abord, les producteurs agricoles ensuite, en accélérant leur dépendance à des décisions extérieures (si bien que de travailleur indépendant l’agriculteur se retrouve en position de façonnier dont le revenu n’est même pas garanti), les travailleurs du Tiers Monde enfin, en fondant leur développement sur des produits importés à bas prix.

Elles induisent un modèle de consommation alimentaire qui attire les consommateurs, sous la pression d’une publicité entre les mains de firmes puissantes, souvent multinationales, vers des produits sophistiqués alors que les produits de base sont dénigrés. La stratégie des IAA est bien évidemment de nous imposer des aliments-gadgets, à forte valeur ajoutée et à bon taux de profit, sans considération de la santé des citoyens. La mise au point de produits culinaires tout préparés simplifie le travail ménager, mais les modèles culturels véhiculés par la publicité ne contribuent nullement quant à eux à réduire l’aliénation des femmes[1].

Les propositions sur la politique agricole commune sont également très ambitieuses. Le texte propose d’engager une négociation au niveau européen afin de réorienter la politique agricole commune en transposant au niveau européen les changements proposés par le projet socialiste pour l’agriculture :  accroître la productivité de l’agriculture dans le respect des équilibres naturels et dans la considération des problèmes d’emploi, d’énergie, assurer un niveau de vie équitable à tous les travailleurs de l’agriculture sans constituer pour aucun une rente de situation , stabiliser les marchés, réformer les circuits de distribution. Cependant, la stratégie pour y parvenir reste floue.

[1] mais le texte ne propose pas de mesures spécifiques pour répondre à ces problèmes

Un texte toujours actuel

On disposait donc, il y a 40 ans, d’une proposition politique extrêmement solide pour concevoir une réorientation de l’agriculture en phase avec les enjeux d’un nouveau mode de développement, de l’emploi, de l’écologie et de la santé publique.

Bien sûr il comporte une part d’utopie mobilisatrice et des manques. On sent dans la rédaction de 1981 le contexte d’une époque. La comparaison avec le mouvement ouvrier est très présente, avec la revendication d’égalité des salaires et des conditions de vie pour tous les « travailleurs de la terre ». La pensée écologique et bien sûre encore embryonnaire, mais la nécessité de produire des aliments de qualité, bons pour la santé, respectant les processus biologiques est bien présente, de même que la nécessité de s’affranchir du modèle de consommation induit par les IAA.

Aujourd’hui, le besoin d’une agriculture paysanne intégrant ces dimensions est toujours là et pour l’essentiel le projet est toujours d’actualité.

Les causes d’un renoncement

Le 10 mai 1981, François Mitterrand est élu Président de la République avec 51,5 % des suffrages. Les voix agricoles et rurales ont joué un rôle déterminant dans cette victoire, tout comme celle des nombreux citoyens qui ont partagé l’espoir annoncé de « changer la vie ». Mais très vite il apparaît que les promesses électorales ne constituent en rien un projet déterminé ni une volonté de changer les choses en profondeur. Et le gouvernement va rapidement abandonner les dispositions essentielles du projet socialiste pour l’agriculture, pour « faire de la politique » avec la FNSEA. Quelles sont les raisons de ce renoncement ?

Le choix d’une ministre inexpérimentée

Le choix d’Édith Cresson comme ministre de l’agriculture constitue pour François Mitterrand  un « coup politique » (nommer une femme) et une reconnaissance personnelle, mais ce faisant il sous-estime les difficultés du poste. Avec un ministre expérimenté, déterminé et convaincu, il aurait sans doute été possible d’amorcer un changement d’orientation vers une agriculture paysanne. Mais Édith Cresson est inexpérimentée et impulsive, même si elle est courageuse. Pour elle, le courage se traduit parfois par de la raideur ou de la provocation. Elle est attachée à quelques principes, elle est fidèle au Parti socialiste et au Président, mais elle n’a ni la formation politique que peut avoir Pierre Joxe par exemple, ni la capacité à diriger que peut avoir Gaston Defferre par exemple. Elle ne lit pas posément les dossiers qu’on lui soumet, et décide parfois au feeling. De ce fait, elle se repose entièrement sur son entourage, faisant essentiellement un travail de représentation dans lequel elle excelle.

La direction effective du cabinet est assurée par un triumvirat composé de Bernard Goury, qui a la pleine confiance d’Édith Cresson et de François Mitterrand, dont il a été l’assistant au groupe parlementaire, Francis Ranc, jusque là directeur de la Confédération de la coopération agricole (une des composantes des organisations agricoles reconnues), et Lucien Meadel, inspecteur des finances, directeur de cabinet en titre. Mais c’est Bernard Goury qui assure la direction politique, en étroite relation avec Henri Nallet, conseiller agricole à l’Élysée, qui est en fait un ministre de l’agriculture bis.

Un projet socialiste pour l’agriculture peu connu

Adopté tardivement, le Projet socialiste pour l’agriculture est resté peu connu des principaux responsables du parti socialiste. Il s’agit d’un texte de congrès, porteur de principes fondamentaux et de changement profondeur. Mais il comporte également des approximations liées aux amendements, qui ne sont pas majeures pour qui peut dégager les propositions principales.

Il a donc manqué une fonction politique d’interprétation et d’impulsion pour mettre en avant les dispositions essentielles, les faire traduire en termes administratifs et opérationnels par les services, les négocier avec la présidence, le Premier ministre et les organisations professionnelles agricoles, en s’appuyant sur la gauche paysanne.

Faute de cette fonction essentielle, le projet n’a été ni compris ni partagé. À Matignon, le conseiller agricole des premiers mois est Jean de Kervasdoué, formé au management dans les universités américaines, qui s’illustrera plus tard dans la libéralisation des politiques de santé. Henri Nallet, conseiller agricole du président à partir de juillet 1981, n’a pas participé à l’élaboration du projet. Il adopte très vite une attitude critique vis-à-vis de « tous ces gauchistes des syndicats agricoles, qui manquent de réalisme », même s’il a été introduit par Bernard Thareau qui lui faisait confiance. Dans les réunions interministérielles, les représentants du ministère des finances s’opposent aux mesures proposées en estimant que les contrats types d’intégration en élevage sont « contraires à l’économie libérale » ou, à propos des agriculteurs en difficulté « qu’on ne peut pas aider tout le monde ». Dans toutes ces instances, la technocratie est déjà au pouvoir sans contrepoids politique.

Dès les premiers jours, un pacte de non agression avec les organisations agricoles

Dès les premiers jours, les consignes de l’Élysée sont claires : « Mes camarades, la période électorale est terminée, maintenant il faut faire de la politique ». Et dès le 1er juin, François Mitterrand reçoit « pour les écouter » les « Quatre grandes organisations » (la FNSEA, le CNJA, les Chambres d’agriculture et la confédération de la coopération, des mutuelles et du crédit ») qui depuis 20 ans partagent la conduite de la politique agricole avec les pouvoirs publics, notamment en matière de répartition des terres, de gestion des marchés et de développement agricole. Il se contente de les écouter et de les séduire, sans leur présenter comme un impératif les 12 mesures sur lesquelles il a fait sa campagne, ni a fortiori le projet socialiste pour l’agriculture.

Pour la FNSEA c’est une divine surprise. Celle-ci s’apprêtait à composer, laissant entendre par différents contacts qu’elle était prête au pluralisme agricole et au partage des fonds publics qu’elle recevait pour la formation de ses cadres. Dès le lendemain, au congrès du CNJA, François Guillaume prononce un discours offensif exigeant le maintien du revenu des agriculteurs, la poursuite de l’expansion de l’agriculture française, le maintien de la concertation qui s’exprime à travers la Conférence annuelle.

Ce pacte de non agression mis en place au niveau de la Présidence est partagé par le cabinet du Premier ministre. Dans sa déclaration de politique générale, le 9 juillet, Pierre Mauroy fixe des orientations : approbation des objectifs de la PAC, modulation des garanties de prix en fonction de la dimension des exploitations, priorité à l’installation des jeunes agriculteurs. Mais aussi « poursuite de l’expansion nécessaire de l’agriculture, qui ne peut se faire que dans le cadre des objectifs assignés à la politique agricole commune, organisation des marchés, des circuits de commercialisation et de transformation, promotion des exportations ». Il indique que « des discussions sont engagées à cet effet avec les partenaires sociaux ».

Ces positions traduisent le fait que ni François Mitterrand, ni Pierre Mauroy ne croient à un projet alternatif pour l’agriculture. Leurs priorités sont ailleurs.

Un « dialogue » avec les militants agricoles qui relèvent du double langage

Dès lors, la concertation avec les militants relève plutôt de la communication et du double langage que d’un véritable dialogue, qu’il s’agisse des militants agricoles du PS, des syndicats ou des organismes comme de formation non-alignés sur la FNSEA (AFIP, CIVAM). Face aux difficultés et aux protestations qui apparaissent, de multiples rencontres sont organisées avec des membres du cabinet sans pouvoir de décision.

Un séminaire de concertation CNA-cabinet est organisé les 18 et 19 juillet 81 à Poitiers afin de réduire les tensions, qui sont vives. Les militants y expriment largement leurs critiques, mais prennent aussi conscience des contraintes auxquelles se trouve confrontées les propositions dès lors qu’il s’agit de les appliquer :

Une remarquable analyse de la mise en place des offices fonciers est produite par Pierre Coulomb (voir ici). On débat de de l’obstacle majeur que représente la PAC (c’est au niveau européen que que se décide la gestion des marchés) (voir ici). Les débats sont approfondis, de nombreuses questions réelles sont abordées (voir ici).

Mais à l’issue du séminaire Édith Cresson, qui est présente, ne tranche pas, et aucun processus n’est mis en place pour résoudre ces questions qui avec le recul apparaissent parfaitement solubles. On découvrira bien après que le compte rendu officiel envoyé à Matignon et à l’Élysée a été modifié en gommant les problèmes de fond. Les offices fonciers n’apparaissent plus, la « création d’emplois agricoles » est remplacée par la « création d’emplois dans les industries »….

Le dialogue avec les militants agricoles, et notamment Bernard Thareau, c’est un peu « Cause toujours mon lapin ». Ce dernier aura le sentiment d’avoir été trahi par ceux en qui qu’il avait eu confiance. Il en gardera une vive amertume, qui nuira même à sa santé.

La même attitude prévaut sur la reconnaissance de la pluralité syndicale, qui était l’un des engagements de campagne. Le gouvernement tergiverse, n’accorde pas aux nouveaux syndicats le minimum de financements qui leur serait qui leur serait nécessaire pour préparer les élections aux Chambres d’agriculture ni leur place dans les concertations. Il ira même jusqu’à trafiquer les résultats de ces élections, en mars 83 pour gonfler la victoire de la FNSEA au détriment des « nom-alignés » (voir ici le CR). Il faudra attendre 20 ans, jusqu’en 2002, pour que Jean Glavany, ministre de l’agriculture sous Jospin, reconnaisse enfin la pluralité syndicale.

Un cabinet pléthorique qui double les services

Derrière le petit comité qui prend les décisions essentielles, un cabinet pléthorique traite les affaires courantes.

Le cabinet est divisé en plusieurs groupes de sensibilités différentes, partagé entre les technos, souvent énarques, les fonctionnaires du ministère, des cadres dirigeants d’organisations professionnelles agricoles, des militants proches des paysans. Ces petits groupes cohabitent mais ne se font guère confiance. Les réunions de cabinet, chaque semaine, sont l’occasion de rassembler tous les conseillers techniques pour transmettre les informations, répartir le travail et faire un tour de table où chacun présente en quelques mots les nouvelles de la semaine on est dans l’organisation. Il n’y a pas de débats de fond, pas de projet partagé. Il est très rare que la ministre assiste aux réunions de cabinet.

En août 1981, celui-ci ne comprend pas moins de 23 membres. Chaque fois qu’un problème nouveau apparaît, on recrute un nouveau conseiller technique[1]. Les membres du cabinet sont surchargés, car ils essaient de traiter par eux-mêmes les questions au jour le jour, sans voir que pendant ce temps les 4 000 fonctionnaires de l’administration centrale attendent qu’on leur donne des instructions pour pouvoir travailler.

La plupart des directeurs de l’administration centrale sont loyaux, mais sur la réserve, parfois désorientés. Ils attendent des instructions en termes administratifs et opérationnels. Or, les membres « militants » du cabinet n’ont pas toujours une connaissance précise des codes, tandis que les « technos » connaissent les règles, mais n’ont aucune raison de faire passer des orientations qui ne sont pas des instructions politiques de leur ministre. C’est donc l’absence de direction politique claire et de mobilisation qui constitue l’obstacle principal, et non le nombre restreint de hauts fonctionnaires favorables à un gouvernement socialiste, comme cela a souvent été dit.

Le contraste est grand avec la façon dont fonctionnera le cabinet de Gaston Defferre, auquel je participerai 3 ans plus tard quand il sera ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire. Le cabinet n’est composé que de 6 personnes : Frédéric Thiriez, directeur de cabinet, Maurice Grimaud, conseiller spécial, une attachée de presse, une attachée parlementaire, deux  conseillers techniques, l’un pour le Plan, l’autre pour l’Aménagement du territoire. Du mardi au jeudi, à 9 heures pile, le ministre réunit son cabinet. En 10 minutes l’attachée de presse lui présente les nouvelles qu’elle a sélectionnées très tôt le matin, en 10 minutes chacun parle de ses affaires et en 10 minutes Gaston Defferre donne ses instructions. Nous lui avons remis la veille avant 20 heures des petites notes qu’il a lues avant la réunion. Le lundi, le ministre reçoit le Délégué à l’aménagement du territoire pour lui poser des questions précises sur l’état d’avancement des dossiers, lui donner des directives et recueillir ses propositions, en présence du conseiller technique.

[1] un peu comme actuellement on fait une loi sécuritaire chaque fois qu’un fait divers marque l’opinion

Cependant, des avancées partielles

Si la réorientation essentielle vers une agriculture paysanne n’a pas été prise, un certain nombre de mesures ont cependant été réalisées lorsqu’elles étaient compatibles avec la poursuite du modèle productiviste.

En janvier 1982, un bilan des 8 premiers mois de l’action gouvernementale est publié. Il comporte des mesures découlant de la reprise de la Conférence annuelle avec les 4 grandes organisations agricoles (en décembre 1991) dans la continuité de la politique agricole des années précédentes : aide aux victimes des calamités sur le maïs, prise en charge des intérêts des agriculteurs ayant investi, etc. Mais il annonce aussi plusieurs mesures structurelles.

Des offices par produits seront créés en 1982 pour gérer les marchés et instaurer une modulation des garanties de prix. Mais ce qui devait être une garantie de revenus dans la limite d’un quantum se transforme en instauration de quotas destinés à lutter contre la surproduction de certains secteurs (production laitière par exemple).

Des contrats types d’intégration sont mis en place dans le domaine de l’élevage, répondant à une sorte d’ubérisation avant l’heure. Un décret met fin à une situation d’exploitation sans limite où les éleveurs (notamment des aviculteurs) sous contrat étaient tenus d’acheter à une firme privée les aliments, contraints de produire selon des techniques imposées et de revendre les animaux à cette même firme, pour un prix imposé insuffisant, tout en supportant tous les risques de pertes ou de maladie. Cette réforme a pu être menée à bien parce que le texte avait été préparé par le juriste de la Fédération nationale bovine, Jean-Philippe Cochard, en s’appuyant sur les luttes et les situations réelles des éleveurs.

Le développement des CUMA et favorisé par l’alignement de leur fiscalité avec celle des agriculteurs individuels (TVA à 7%) et surtout l’accès aux prêts super-bonifiés du Crédit Agricole pour l’achat de matériel, dont bénéficiaient déjà les agriculteurs à titre individuel. De ce fait, le nombre de CUMA passera en un an de 7000 à 13 000. Cet accroissement quantitatif, qui se maintiendra jusqu’à aujourd’hui, se double d’une reconnaissance de la coopération de production et de l’entraide et de réels progrès contre le surendettement.

Des États généraux du développement agricole seront lancés en 1982 pour débattre de la mise en place d’un nouveau mode de développement favorisant l’emploi agricole et la réduction des inégalités sociales. Ce débat associera en 1982 et débuts 1983 plusieurs dizaines de milliers d’agriculteurs, de l’échelon local aux instances nationales. Mais il ne débouchera pas sur une réforme d’envergure des modalités de financement des actions de développement, faute de volonté politique. Il en subsistera cependant une reconnaissance de la diversité des exploitations agricoles, rompant avec l’objectif unique poursuivi depuis les années 1960 d’une exploitation « viable » à deux emplois.

Ces avancées partielles, notamment les 3 dernières citées, ont reposé sur la volonté politique conjuguée de quelques conseillers du ministre et de militants au sein d’organisations professionnelles spécialisées, en lien avec les mobilisations et des luttes. Elles montrent qu’il est possible d’agir malgré un rapport de force défavorable, dès lors qu’une volonté politique déterminée s’exprime.

Mais fondamentalement, ce qui n’est pas remis en cause en 1981 c’est la fuite en avant vers une agriculture productiviste, de moins en moins familiale, de plus en plus capitaliste. Les concessions majeures faites à la FNSEA ont perduré jusqu’à aujourd’hui, malgré les désordres croissants engendrés par le productivisme, l’élimination des 2/3 des agriculteurs et la montée des protestations contre les OGM, la malbouffe, les algues vertes, les néonicotinoïdes, la réapparition de la faim en France, etc. On a perdu 40 ans pour engager la nécessaire réorientation vers une agriculture économe et autonome, porteuses d’emplois, respectueuse de l’environnement et vers des circuits courts. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire.

Principaux textes de  référence

La génèse du projet socialiste agricoles. Principales étapes de la constitution de la Commission Nationale agricole du PS (CNA), de l’élaboration d’un projet collectif et du débat. Voir ici 

Texte intégral du projet socialiste pour l’agriculture. Texte voté le 28 février 1981 par la Convention agricole du PS. (46 pages). A télécharger ici 

Compte rendu du séminaire de Poitiers 18 et 19 juillet 1981. Séminaire du bureau de la CNA et des deux cabinets d’Edith Cresson, ministre de l’Agriculture, et d’André Cellard, secrétaire  d’Etat, avec leur participation. Ce compte rendu est établi aujourd’hui à partir des notes prises par Didier Minot. Il diffère du compte rendu officiel diffusé à l’époque. A lire et télécharger ici 

Réflexion pour une nouvelle politique foncière agricole, par Pierre Coulomb. Séminaire de Poitiers, 18 juillet  1981. Proposition de concrétisation de la mise en place des offices fonciers cantonaux. A télécharger  ici

Problèmes posés par l’application des quantums. Séminaire de Poitiers, 18 juillet 1981. A télécharger ici